La Fusion Nucléaire, une Quête Humaine au‑delà de la Technologie
En juin 2025, Google a conclu avec Commonwealth Fusion Systems (CFS) le premier contrat mondial d'achat d'électricité issue de la fusion nucléaire. Le secteur attire désormais les capitaux du monde entier, avec près de 8 milliards d'euros investis dans la fusion en 2025. Ces dépenses s'avèrent créatrices de valeur : une étude de l'Autorité britannique de l'énergie atomique montre que chaque livre investie dans la recherche sur la fusion génère environ un retour économique quadruple.
Son histoire reflète notre rapport complexe au progrès. Cette quête s'inscrit dans la lignée des révolutions énergétiques qui ont remodelé l'économie et les équilibres mondiaux : la fusion représente l'étape potentielle vers une source quasi‑illimitée et propre, fondée sur l'abondance plutôt que sur la rareté.
Les différentes expériences de fusion nucléaire récentes, notamment par le biais de « soleils miniatures », sont la preuve de progrès considérables : en janvier 2025, la Chine a battu un record mondial en faisant fonctionner son tokamak EAST (un réacteur expérimental conçu pour produire de l'énergie par fusion nucléaire, comme le soleil, en confinant le plasma généré) pendant près de 17 minutes ; ce record sera battu quelques jours plus tard, en février 2025, quand le tokamak français WEST fonctionnera près de 22 minutes, une amélioration de 25%. La Chine ne s'arrêtera pas à ce stade : elle projette d'ouvrir à l'horizon 2030 la première centrale hybride fusion‑fission, avec son réacteur Xinghuo.
Les prouesses successives des tokamaks français et chinois tendent vers un projet phare : ITER. Ce réacteur expérimental, dont la construction s'étend depuis près d'une décennie, incarne le projet scientifique le plus ambitieux du siècle par son envergure. Son complexe, situé dans le sud de la France, couvre 42 hectares ; en son sein, la réaction de fusion devra atteindre le seuil thermique de 150 millions de degrés Celsius, dépassant ainsi largement les 15 millions de degrés du noyau solaire.
Cette collaboration de 35 pays, parmi lesquels l'UE, la Chine, les Etats‑Unis, l'Inde, le Japon ou la Russie, malgré les tensions géopolitiques, est en soi une innovation sociale et politique majeure, posant la question de notre capacité à maintenir une vision commune pour les défis globaux exigeant des investissements multigénérationnels.
Parallèlement, plusieurs startups privées explorent des voies alternatives, notamment dans les techniques employées pour manipuler le plasma lors des expérimentations. Contournant leurs moyens limités, les startups rivalisent d'ingéniosité pour maîtriser la fusion. Citons ces trois exemples : les canadiens General Fusion compriment le combustible à l'aide de pistons mécaniques, les américains CFS cités plus tôt misent sur de nouveaux aimants pour créer des réacteurs compacts et Helion transforme directement l'énergie en électricité sans étapes intermédiaires. Ces exemples montrent qu'à défaut de moyens considérables, c'est à partir d'idées d'envergure plus modeste que l'on peut faire progresser l'innovation.
Cette dynamique duale, entre grands projets publics et initiatives privées, reflète une tension économique et philosophique fondamentale : le rôle respectif des États et des marchés dans le financement de l'innovation de rupture pour les biens communs universels comme l'énergie.
La promesse de la fusion est immense : une énergie abondante, propre et intrinsèquement sûre pourrait résoudre l'équation du cercle énergétique et climatique, ou du moins la simplifier grandement. Elle porterait une transformation sociétale radicale, libérant des ressources actuellement consacrées à la lutte pour l'énergie ou à la gestion de ses impacts négatifs. Mais cette abondance potentielle soulève des questions éthiques importantes : équité d'accès, risques de nouvelles dépendances, et même la possibilité paradoxale d'encourager la surconsommation. Son impact réel dépendra des cadres politiques et sociaux que nous construirons.
Les défis restent colossaux, techniques bien sûr, mais aussi économiques et temporels. Les coûts considérables et les horizons lointains d'une commercialisation contrastent avec l'urgence climatique. Ce décalage impose une réflexion stratégique essentielle : la fusion coopérative ne doit pas être un prétexte à l'attentisme, mais un pari nécessaire sur l'avenir lointain, complémentaire de la transition énergétique immédiate.
Avec un taux de croissance annuel de 5,5 %, le marché mondial de la fusion s'élevait à 350 milliards de dollars en 2024 et devrait passer à environ 600 milliards d'ici 2034, les retombées pour la société et les entreprises seront certaines et considérables.
La fusion nucléaire est un récit humain, de coopération internationale, d'investissement patient dans le long terme, et d'humilité face à la complexité. Elle nous confronte à nos responsabilités durables, à notre gestion des biens communs et à notre vision du progrès. Ses avancées sont des jalons précieux, mais le chemin vers le futur qu'elles tracent est bâti sur la réflexion humaine : notre capacité à penser, coopérer et agir avec éthique pour qu'une nouvelle énergie serve véritablement l'humanité. Sa réussite sera autant politique que technique.
Félix Thomas
Consultant "Tendances"
Groupe Les Temps Nouveaux