Suis‑je celui que je crois être ou celui que les autres voient en moi ?

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« Nous, ceux qui se connaissent, sommes des inconnus pour nous‑mêmes », affirmait Nietzsche au début de La généalogie de la morale. Comment cela peut‑il être ? Comment ne pouvons‑nous pas savoir qui nous sommes ? La question de l'identité n'est pas seulement cruciale pour la connaissance philosophique, mais elle bouleverse toute l'existence de celui qui la pose. Contrairement à d'autres questions philosophiques, celle‑ci engage littéralement notre propre vie.


Sommaire


  • Le labyrinthe de l'identité
  • Sommes‑nous ce que nous croyons être ?
  • La voix de la psychanalyse
  • Conscience de soi « avec » les autres
  • La question du moi et de ses frontières


« Tous les hommes désirent naturellement savoir », écrivait Aristote dans un autre célèbre début philosophique, cette fois dans La Métaphysique. En tant qu'êtres humains, nous sommes traversés par une impulsion constante, une question implacable qui s'adresse à tout ce que nous voyons : Qu'est‑ce que c'est ? Qu'est‑ce que cela ? Comment cela peut‑il exister ? Cependant, il est un être particulier dont la connaissance nous ébranle, dont la question nous harcèle, et dont la réponse nous presse : nous‑mêmes, les êtres qui posons ces questions avec tant d'insistance.

À la différence des autres entités, comme une table par exemple, la question de notre identité n'est pas une question scientifique pouvant être résolue entre éprouvettes et tubes à essai (heureusement ou malheureusement). La question de notre être est, au contraire, une question existentielle, une question où l'on ne cherche pas un « quoi », comme avec les autres objets, mais un « qui », une existence, une vie.



Le labyrinthe de l'identité


En quittant la lumière claire de la science, nous entrons avec hésitation, mais avec l'envie d'une réponse attendue qui donnerait un sens à une existence souvent grise. Nous pénétrons donc dans le labyrinthe de l'identité. Un labyrinthe embrouillé dans une question fondamentale pour parvenir à l'autoconnaissance : qui est en quête de ce trésor, nous ou les autres ? Qui devons‑nous interroger ? Sommes‑nous ceux que nous croyons être ou ceux que les autres voient en nous ? Quelle voix écouter dans l'enchevêtrement des passages cachant la réponse à notre question ? Bref, et dans des termes plus classiques de la philosophie, qui est le sujet épistémologique adéquat pour nous connaître nous‑mêmes ?

L'une de ces voix murmure que, dans ce labyrinthe, nous devons nous tourner vers notre intérieur, car le trésor que nous désirons, la réponse à ce que nous sommes, se trouve à l'intérieur de nous. La voix est claire : les autres nous induisent en erreur, ils ont leurs propres intérêts ; la clé qui ouvre le coffre de notre identité est en nous‑mêmes. Cette voix emprunte les paroles de Descartes. Le philosophe français érigea un mur (parfois trop grand) entre le moi — res cogitans — et le monde — res extensa. Notre intériorité, ainsi vêtue de la pensée et de son être rationnel, apparaît comme quelque chose de pur, contenant la vérité (même celle que nous recherchons).

L'identité dessinée par Descartes est une identité fidèle à son étymologie, car identité signifie « ce qui est égal à soi‑même ». Si nous voulons sortir de l'impasse de la question du moi, nous murmurent ces voix à l'entrée du labyrinthe, nous devons nous tourner vers nous‑mêmes, nous devons chercher en nous notre réponse. Là, parmi les pensées, souvenirs et émotions, nous trouverons un trésor brillant, une identité sans contradictions (« il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps », dit Descartes dans Deux Opuscules). Le trésor que Descartes nous promet est un moi réflexif. « Je suis sûr que je suis une chose qui pense », trouvons‑nous dans les murs de ses Méditations métaphysiques.

Ainsi, la solution de Descartes au labyrinthe de notre identité repose sur l'introspection, sur l'autoconnaissance, car, bien que nous puissions douter qu'un mystérieux génie maléfique ait placé le monde extérieur pour nous tromper, la certitude que nous apporte notre intériorité est indubitable. La clarté de nos idées résiste à tout doute et construit, étincelante, une vérité sur nous‑mêmes. Le labyrinthe n'est tel que lorsque nous cherchons des réponses à l'extérieur, car la réponse ne se cache pas sur une île lointaine, mais au plus profond de notre propre mer.

Si nous voulons sortir de l'impasse de la question du moi, en suivant Descartes, nous devons nous tourner vers nous‑mêmes, nous devons chercher en nous. Là, nous trouverons, entre pensées, souvenirs et émotions, un trésor brillant, une identité sans contradictions.



Sommes‑nous ce que nous croyons être ?


Locke nous donne un conseil similaire face au défi de l'autoconnaissance. Personne ne détient la clé de notre identité. Elle se cache dans les profondeurs de notre conscience. Comme Descartes, Locke conçoit l'être humain comme un être pensant, un être qui réfléchit, et qui, en plus, réfléchit sur lui‑même. « Nous, ceux qui connaissons, pouvons également nous connaître », semble‑t-il affirmer contre Nietzsche.

Cependant, Locke va un peu plus loin que Descartes. Pour le philosophe français, l'autoréflexion révèle notre nature, tandis que pour Locke, l'autoréflexion est ce que nous sommes. Littéralement, pour Locke, nous sommes ce que nous croyons être. Qui nous connaîtrait mieux que nous‑mêmes ?

Des voix plus modernes prolongent les conseils de ces deux penseurs, nous invitant à chercher à l'intérieur de nous, à plonger plutôt qu'à marcher vers l'extérieur. Une de ces voix est celle de Nozick qui, dans son livre Philosophical Explanations, affirme : « Être soi‑même, avoir une identité, c'est avoir la capacité d'autoréférence réflexive. » Le labyrinthe de l'identité, pour ces voix, est un labyrinthe tourné vers notre intérieur.

Mais est‑ce que ce voyage en vaut vraiment la peine ? Pourquoi plonger dans les profondeurs sombres de notre être et risquer de succomber à la folie de nos ombres ? Quel sens cela a‑t-il de se perdre dans nos voix intérieures ? Ce sont les penseurs romantiques, et divers autres philosophes par la suite, qui ont fait de ce voyage un voyage vital, un voyage nécessaire, le seul qui vaille vraiment la peine. Dans le cadre des nouvelles sociétés industrielles, et des sociétés de consommation qui ont suivi, l'uniformité se propage comme un mal à combattre, affirment ces penseurs. Nous errons dans la (post)modernité comme des mannequins médiocres, tous égaux dans la plus grise des uniformités. Nous existons, mais nous ne sommes pas vraiment nous‑mêmes, notre version la plus authentique ; nous ne sommes qu'une autre brebis, ou, comme disait Ortega, un « homme‑masse ».

Heidegger a nommé cette parade de mannequins « l'état du on » (Das Man), une parade qui avance au rythme des « on » : nous faisons ce que l'on fait, nous disons ce que l'on dit, « nous jouissons et nous nous amusons comme on se doit de jouir », écrit‑il dans Être et Temps, et même « nous nous éloignons du 'groupe' comme on se doit de le faire ». La mer dans laquelle nous nageons, nous, les (post)modernes, n'est pas une mer d'autoréflexion, mais une mer d'attitudes communes, une mer salée d'indifférence, une mer morte.

D'où l'importance d'entrer dans le labyrinthe, d'entreprendre notre quête. C'est pourquoi il est urgent de nous retrouver, car nous errons perdus dans les rues de l'homogénéité. La mission vitale, le sens de notre vie, consistera non seulement à savoir ce que nous sommes, mais à nous comporter de manière authentique, à être ceux que nous sommes réellement. Pour les philosophes de l'authenticité, la quête (intérieure) de notre identité est une quête où se joue, littéralement, notre vie. Beaucoup de ces penseurs de l'authenticité sont portés par les voix de Descartes et Locke, car ils croient que, comme le résume le philosophe canadien Charles Taylor, « la source avec laquelle nous devons entrer en contact se trouve au plus profond de nous‑mêmes ».

Cependant, tout ce qui brille n'est pas or, et encore moins dans le coffre de notre identité. Plonger dans les profondeurs de l'âme peut créer des illusions et nous faire croire que des rochers sont des forêts, que des bulles sont des révélations ou que des moulins sous‑marins sont des géants chargés de vérité. « N'y va pas », nous murmurent d'autres voix, « ne te laisse pas séduire par l'obscurité des océans, car elle brouille la vue. »

L'une de ces voix est celle de Hume. Le philosophe écossais a dénoncé que l'or caché dans le coffre de notre intérieur n'est en réalité qu'une carte en papier mouillé. Dans la plongée de l'introspection, affirme Hume, nous ne trouvons aucune identité cachée, aucun véritable moi, mais au mieux, un « faisceau » ou « paquet » d'impressions (le terme anglais qu'il utilise est bundle).

Lorsque nous plongeons, nous ne voyons jamais notre moi tout entier, mais des « moi » particuliers : mon moi affamé, mon moi triste, mon moi joyeux, mais jamais la terre promise qui unirait toutes les impressions et que nous appelons identité. Dans l'obscurité de l'introspection, il n'y a jamais de captation ou d'appréhension totale de notre identité, seulement des traces de moments particuliers, des miettes pour un chemin sans fin.

Avant de nous plonger dans l'exploration de notre intérieur insondable, Hume nous avertit dans son Traité de la nature humaine :
« Pour ma part, quand je pénètre plus intimement dans ce que j'appelle ma propre personne, je tombe toujours sur une perception particulière de chaleur ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de peine ou de plaisir. Je ne peux jamais me surprendre moi‑même sans perception, et je ne peux jamais observer autre chose que des perceptions. »



La voix de la psychanalyse


Des doutes commencent à nous envahir, des peurs nous assaillent. N'y a‑t-il donc pas, dans les profondeurs de notre être, la terre promise de notre vérité la plus intime ? D'autres voix viennent ensevelir celles de Descartes, de Locke et des philosophes de l'authenticité. L'une de ces voix est celle du psicoanalyse, une voix chorale et multiforme.

Cette voix nous dit qu'il est illusoire de penser que nous pouvons nous découvrir entièrement. Le coffre renferme toujours une partie cachée, une partie qui nous est toujours voilée. Nous observons alors avec plus d'attention et de calme. Le « moi » n'est pas un livre ouvert, plein de révélations, comme on nous l'avait promis ; au contraire, l'âme a son propre revers. Et peu importe combien nous nous retournons dans des cercles d'introspection, ce revers ne sera jamais visible. L'inconscient, cette part cachée qui démange dans nos traumas les plus profonds, ne peut être vue qu'à travers un miroir — dans ce cas, la thérapie psychanalytique.

Sans l'aide de ce miroir‑thérapeute, notre vision de l'identité reste toujours incomplète, inaccessible. Le sujet, dit la psychanalyse, tente toujours de se symboliser, de s'appréhender, de se chercher à travers l'introspection. Nous avons besoin de répondre à la question de savoir qui nous sommes, nous devons apporter une réponse quelconque ! Non seulement la recherche de soi est une tendance universelle, mais, le plus souvent, nous croyons à tort — ah, Descartes ! Ah, Locke ! — que nous avons trouvé la réponse, que nous avons découvert le trésor caché de notre être le plus profond, un être autonome, détaché de l'« autre ».

Face à cette découverte — un trompe‑l'œil pour la psychanalyse — nous crions : « Nous l'avons trouvé ! Nous n'avons besoin de personne pour nous connaître ! La vérité est en nous ! » Mais comme nous avons été naïfs… Les pièces d'or, et en particulier celle de notre identité, ont toujours un revers caché. Alors, contre les voix qui nous accompagnaient au début de notre labyrinthe, nous nous interrogeons tout haut : Et si nous n'étions pas ce que nous croyons être ? Et si nous étions, au contraire, ce que les autres voient en nous ?

« C'est une contradiction ! Un sophisme ! Une tromperie ! », crient Descartes et Locke. L'identité n'est‑elle pas ce que l'on est indépendamment des autres, de ce qui est extérieur ? Comment l'autre, mon voisin, ma mère, mon professeur, pourrait‑il avoir un rôle à jouer dans ce que je suis ? Mais leurs voix s'étiolent, leurs plaintes se dissolvent dans l'air de nos doutes.

Nous entendons d'autres voix, plus douces, nouvelles, qui nous indiquent une autre voie. L'une d'elles est celle du philosophe canadien Charles Taylor, l'un des auteurs les plus influents sur le thème de l'identité dialogique. Quand tu te cherches en toi‑même, dans ton intériorité, nous dit Taylor, ne trouves‑tu pas toujours l'autre ? Dans la mer de ton introspection, il n'y a pas que le vide de ton âme ; nous y découvrons aussi des poissons, une multiplicité d'êtres qui t'habitent et te constituent. Pour te construire, poursuit sa voix, tu utilises toujours des outils sociaux : l'esthétique de ta classe sociale, les expressions de ta famille, la langue et la culture dans lesquelles tu as grandi...

La maison de notre identité est bâtie à partir de briques provenant de multiples endroits, de multiples personnes. En fait, dit Taylor, « même après nous être émancipés de certains d'entre eux — de nos parents, par exemple — et bien qu'ils ne soient plus présents, la conversation avec eux continue à l'intérieur de nous, jusqu'à la fin de notre vie ».



Autoconscience « avec » les autres


Nous prenons alors une décision et tournons dans ce coin du labyrinthe : l'identité ne peut être expliquée sans recours aux autres. Il n'y aurait pas de conscience de soi dans un monde sans autres humains, entendons‑nous au loin. Cette nouvelle voix a un accent allemand. La conscience de soi a besoin de la reconnaissance des autres, murmure Hegel. Les autres ne sont pas opposés à mon identité ; ils sont nécessaires à celle‑ci. Le coffre de l'identité n'est pas enfoui dans les profondeurs de ma mer. Il est, en fait, entre les mains de l'autre, qui me le remet en me reconnaissant. « Est‑il suffisant de se croire roi, de se savoir roi, de plonger en soi‑même et de découvrir que l'on est roi pour l'être véritablement ? », pointe la voix de Hegel. Le roi est roi parce qu'on le reconnaît comme tel.

La conscience, dans un monde uniquement composé d'objets, ne reçoit aucune validation et sa croyance — en dépit de Locke — ne génère aucune certitude. Elle‑même en est consciente, elle‑même vacille : nous avons besoin d'une autre conscience pour nous reconnaître. Sans ce regard, la conscience est en pure insatisfaction. L'autre, rejeté dans la quête introspective de Descartes, se rapproche à présent avec le coffre, et le labyrinthe semble s'effacer. Mais, hélas, il ne nous donne pas le coffre. Il le cache, le garde pour lui. C'est là tout le célèbre passage de Hegel dans La Phénoménologie de l'esprit, celui du maître et de l'esclave.

L'autre est nécessaire à notre identité parce que nous avons besoin de sa reconnaissance, mais cette reconnaissance peut être imparfaite, trompeuse, fallacieuse, et même nous soumettre. L'autre détient la clé de notre coffre, et précisément pour cela, il représente aussi une menace pour notre identité. « Mais toi aussi, tu as la clé du sien ! », ricane Hegel face à nos doutes. Peu importe, disons‑nous pour éviter de nous perdre dans son labyrinthe. Ce que nous cherchons, c'est un équilibre dans la reconnaissance, une symétrie. Nous relevons la tête et, dans le labyrinthe de l'identité, nous découvrons nos proches. Ils regardent nos mains et nous voyons la reconnaissance que nous leur offrons. Nous regardons les leurs et nous voyons la reconnaissance qu'ils nous donnent. Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, mais ce que les autres reconnaissent en nous.

« Pourquoi emprunter ces détours ? », demande une autre voix. « Ne craignez‑vous pas le conflit que soulève Hegel ? Ne sommes‑nous pas condamnés à une lutte pour la reconnaissance ? » La voix est celle d'une femme, américaine. Nous reconnaissons Judith Butler. On vous promet un coffre, qu'il soit au fond de la mer ou dans les mains de la reconnaissance de l'autre, dit Butler tandis que les doutes grandissent en nous et que le labyrinthe s'agrandit. « Et s'il n'y avait pas de coffre ? », suggère‑t-elle. « Et s'il n'y avait pas une identité fixe à découvrir ou à reconnaître ? »



La question de l'identité et ses frontières


Nous entrons dans un nouveau passage du labyrinthe. Les murs sont couverts de graffitis : « L'identité ne préexiste pas au sujet », « Nous sommes ce que nous faisons », « Nos actes nous définissent », « Il n'y a pas d'être‑Javier, mais Javier se construit ». Un panneau lumineux éclaire la pièce. Il est écrit : performativité. Les anciens problèmes disparaissent avec eux, car tous les présupposés métaphysiques, dont l'ancienne et rigide conception du moi, s'effacent. Nous nous sentons légers. Il n'y a pas un moi à découvrir, mais un moi à construire. Nos actes ne représentent pas un moi intérieur ; ils créent ce moi.

Quelqu'un prend un micro et parle dans la salle. C'est Nietzsche. Il lit un passage de La généalogie de la morale :

« De la même manière que le peuple sépare l'éclair de l'éclairci et prend ce dernier pour un acte, comme un effet d'un sujet appelé éclair, de même la morale du peuple sépare la force des manifestations de la force, comme s'il y avait derrière ce qui est fort un substrat indifférent qui serait libre de manifester ou non sa force. Il n'existe pas un tel substrat, il n'y a pas d''être' derrière l'action, la production d'effets ou le devenir ; 'celui qui agit' n'a été ajouté à l'action que par l'imagination : l'action est tout, en fin de compte, et le peuple dédouble cette action. »

Silence. Le brouillard du labyrinthe se dissipe légèrement. L'identité se fait, tout comme lorsque nous jouons un rôle. Regarde ces acteurs qui s'embrassent dans un film, nous dit quelqu'un dans la salle : est‑ce un vrai baiser ou un baiser de cinéma ? Nous ne le savons pas. Les représentations sociales (l'étudiant, le bon fils, la jeune rebelle) nous façonnent. Les rôles que nous jouons, aussi fictifs soient‑ils, nous constituent. Il n'y a rien sous l'éclair. Ce ne sont pas les autres qui déterminent mon identité par leurs croyances, mais sans un cadre social, sans une scène sociale, l'identité ne se manifeste pas, ne se réalise pas.

L'identité se fait, comme lorsque nous jouons un rôle. Les représentations sociales nous façonnent. Les rôles que nous jouons, aussi fictifs soient‑ils, nous constituent. Ce ne sont pas les autres qui déterminent mon identité par leurs croyances, mais sans un cadre social, sans une scène sociale, l'identité ne se manifeste pas.



La question du moi et de ses frontières


Nous sortons de cette salle et nous nous asseyons dans une clairière du labyrinthe. Les voix se taisent aussi. La question initiale résonne encore : sommes‑nous ce que nous croyons être ou ce que les autres croient que nous sommes ? À quelle conclusion pouvons‑nous arriver après ce voyage ? Les doutes se reflètent dans notre regard perdu. Et si nous avions emprunté le mauvais chemin, séduits par le chant de créatures qui nous promettaient le trésor tant convoité : savoir qui nous sommes ?

Peut‑être que le labyrinthe n'a pas de solution. Peut‑être qu'il faut sortir de cette impasse. Peut‑être que le voyage qui en vaut la peine n'est pas de savoir d'où vient notre identité (de notre introspection ou du regard des autres), mais de savoir quelle identité nous voulons. Ce n'est pas tant où se trouve le coffre au trésor qui compte, mais quel trésor nous cherchons, pour quel métal nous nous laissons séduire.

Nous regardons notre dos et voyons un sac à dos chargé d'obsessions épistémologiques et métaphysiques, un sac pensé pour gravir la montagne de la question de qui détient notre identité (moi ou l'autre). Soudain, nous ressentons ce sac comme une charge. Nous l'enlevons. Maintenant que nous nous sentons libres, légers, le soleil se lève et éclaire une inscription vieille de plusieurs millénaires, cachée dans un mur couvert de lierre : « Ne te demande pas si l'autre détient ton identité, mais combien d'espace pour l'autre ton identité laisse, combien de l'autre tu permets d'avoir en toi. »

La lumière du soleil fait changer l'éclairage. Nos vêtements ne sont plus métaphysiques, mais éthiques. Nous quittons le labyrinthe sans réponse, ou plutôt, nous le quittons en sachant que le labyrinthe est un piège. Nous misons alors non pas sur la question de savoir qui nous sommes, mais sur la construction d'identités qui n'excluent pas les autres dans notre tentative de bâtir une identité habitable.

Nous trouvons une télévision et l'allumons. Tout le monde parle de l'autre, mais pour le dénigrer. Un autre qui, dans le discours politique, est utilisé pour fonder des identités rigides, exclusives, que ce soit l'autre noir, l'autre femme, l'autre étranger ou l'autre homosexuel. Que m'importe ce que je suis si les autres ne peuvent pas être ?

Nous nous retournons. Derrière nous, une forêt brûle à cause de l'injustice. Nous ne l'avions pas vue, trop occupés que nous étions à nous perdre dans le labyrinthe de notre identité. Les flammes de l'injustice ne pénètrent pas la tour d'ivoire des questions métaphysiques. Nous nous levons, décidés à abandonner la question du moi pour nous concentrer sur la douleur des autres et sur ce que je peux faire, en tant que zoon politikón partageant la société, pour y remédier. L'identité se forme dans ces processus, ne l'oublions pas, crie quelqu'un. Mais la question du moi ne disparaît pas, car c'est elle qui articule le sens de ma vie ; simplement, son importance s'atténue.

Le voyage de l'identité est un périple ardu, vertigineux, dans lequel nous risquons de nous perdre. Nous sortons sans réponses et avec plus de questions qu'à notre départ. Mais une chose nous est claire à l'issue de ce voyage : plus important que de savoir qui détient notre identité (nous ou les autres) est d'inclure les autres dans notre identité. Ne pas forger des frontières rigides qui excluent la différence. Nous passons d'identités littérales (où la réponse à la question de notre être est rigide et déterminante) à habiter des identités littéraires, des formes d'être qui misent plus sur l'essai que sur l'affirmation absolue, des formes d'être qui se concentrent davantage sur les effets de l'identité que sur la vérité de celle‑ci, des formes d'être qui, en fin de compte, ouvrent de nouveaux mondes possibles, au lieu de conserver les cendres de celui que nous habitons. Du « je » au « nous‑autres ».

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