"Déclassements personnels : conjurer le spectre des « cinquante descendantes » 2000‑2050"

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Ils font rarement l'actualité ; parce qu'ils relèvent de vies quotidiennes, s'accomplissent lentement et se propagent en silence. Mais depuis les années 2000, les déclassements personnels comptent parmi les phénomènes souterrains les plus ravageurs. Et à mon sens, la France ne dispose pas, à périmètre constant, des moyens permettant de déjouer le spectre des « cinquante descendantes » (2000‑2050). Il faudrait pour cela, à plusieurs titres, des changements de paradigme.

L'avènement des ravages (2000‑2025)

Les déclassements personnels ne constituent pas des phénomènes secondaires. Leur ampleur en témoigne.

En 2004, 36 % des Français estimaient leur « situation moins bonne » que celle de leurs parents, et en 2014, ils étaient 46 % (données Drees). A la question « Dans la longue durée, diriez‑vous que votre situation s'améliore plutôt, se détériore plutôt, ou reste globalement la même ? », 33 % des Français s'estimaient en déclassement en 2002, 43 % en 2013 et 58 % aujourd'hui (données Louis‑Harris, puis Viavoice) : l'idée de son propre déclassement est devenue majoritaire.

On objectera qu'il s'agit de perceptions et que le pouvoir d'achat des ménages a progressé. Mais le « déclassement »* est bien plus vaste et concerne des parcours de vie relatifs à d'autres, et donc la perception de soi et de son propre avenir.

L'inversion de l'ascenseur social

En deuxième lieu, les déclassements bouleversent le récit collectif français. Des imaginaires de la Révolution française (notamment Condorcet dans « Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain », 1795) à la fin du XXe siècle, l'avenir s'apparentait volontiers à une promesse de progression, un « ascenseur » social, économique, culturel. Les années 2000‑2025 ont contrevenu à cette conception, et alimenté une grande inversion ruinant le contrat social implicite et l'idée de progrès sous‑jacente.

Surtout, les déclassements sont ravageurs et éclairent à mon sens une part des épreuves françaises actuelles. Je crois que nos démocraties ne sont pas armées pour faire face au déclassement, parce que le principe de l'élection porte une promesse d'ascension. Sans exonérer les dirigeants de leur responsabilité, le déclassement ouvre la tentation de l'endettement public pour répondre à des citoyens qui s'estiment de plus en plus massivement relégués ou qui craignent de l'être.

Politiquement, les déclassements intensifient les blocages. Ils amplifient les procès en impuissance du politique, et l'appel à des sensibilités plus radicales, ainsi qu'à des intensités de transformation plus vigoureuses.

Sociétalement, ils fracturent. L'intolérance croissante aux différences, analysée par Tocqueville, manifeste dans une société où règne un imaginaire égalitaire, se fait d'autant plus criante lorsque prospèrent les sentiments et craintes de relégation.

Vers 2050 : conjurer le spectre des « cinquante descendantes »

A l'avenir, les sentiments de déclassement risquent de se diffuser encore et d'amplifier leurs ravages. Les déclassements 2000‑2025 ont été promus par des mutations qui n'ont pas vocation à s'éteindre rapidement : la fin de la dynamique des modes de vie (rural, ouvrier, classe moyenne), la désindustrialisation, le niveau de diplôme des parents compromettant leur dépassement par les enfants, celui des enfants pouvant nourrir des frustrations, les difficultés d'accès au patrimoine et au logement, les contraintes climatiques, la faiblesse des taux de croissance…

Ces déclassements furent également nourris par des facteurs conjoncturels déstabilisants (crise économique de 2008, « gilets jaunes » en 2018‑2019 et sentiment d'abandon, puis guerre et inflation en 2022‑2024), auxquels d'autres succéderont vraisemblablement.

Le scénario du « naufrage »

Pour l'avenir, le scénario du « naufrage » serait ainsi celui d'une amplification des déclassements risquant d'intensifier l'endettement, appelant des radicalités de rupture, fracturant plus encore la société et fragilisant l'économie. Comment conjurer ce spectre pour les vingt‑cinq prochaines années ?

Une Stratégie nationale contre le déclassement supposerait de considérer 'l'objet déclassement' comme un paramètre majeur de l'économie française : un Indice national du déclassement, au même titre que le PIB.

Un premier changement de paradigme serait des réformes « de structure » : par exemple des réductions de dépenses publiques, de véritables stratégies industrielles (partenariats associant pouvoirs publics et entreprises) et « culturelles » (idée de progrès rénovée, esprit d'entrepreneuriat).

Un deuxième signerait l'existence de « nouvelles frontières » économiques et de société, autorisant des progressions de mode de vie comparables à celles du XXe siècle ; il irait de pair avec des innovations de rupture.

Réinventer un récit national

Un autre établirait une Stratégie nationale contre le déclassement, avec priorités et actions ciblées. Cette stratégie supposerait de considérer « l'objet déclassement » comme un paramètre majeur de l'économie française : un Indice national du déclassement, au même titre que le PIB.

Un quatrième changement de paradigme réinventerait un « récit d'avenir national », pouvant composer avec la réalité de déclassements que le récit français républicain « fondateur » peut difficilement intégrer.

Tocqueville observait : « Dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. » Peut‑être est‑ce ici le plus grand espoir, et la véritable promesse de rupture de paradigme que le présent, loin de 2050, ne peut encore imaginer.

François Miquet‑Marty est président du Groupe Les Temps Nouveaux et auteur d'« Un ticket pour l'iceberg. Le triptyque dette incontrôlée, démocratie bloquée, société fracturée » (BloomTime, 2024).

* Camille Peugny, « Le Déclassement » (Grasset, 2009) et Eric Maurin, « La Peur du déclassement » (Seuil, 2009).

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