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Réinventer la valeur : piloter avec la nature
Chaque année, les services rendus par la nature, pollinisation, régulation du climat, filtration de l'eau, valent bien plus que le PIB mondial. Pourtant, ce trésor n'apparaît dans aucun compte de résultat. Depuis les débuts de l'économie moderne, nous vivons avec l'idée que la nature est un don gratuit : un stock de ressources inépuisables, offertes sans facture. Mais cette croyance, confortable et profondément ancrée, est aujourd'hui un risque stratégique majeur pour les entreprises et les consommateurs.
Pourtant, les premiers économistes savaient que la terre n'était pas qu'un décor. La pensée physiocrate, développée principalement par François Quesnay dans son Tableau Economique (1759), parle de produit net agricole : l'industrie ne pourra pas égaler le surplus offert par la fertilité du sol. L'agriculture est ici la seule activité réellement créatrice de richesse. Ainsi, Harold Hotteling démontre en 1931 que la rareté doit guider la valeur d'usage d'un bien naturel ; prévoir, limiter et quantifier ce qu'on prélève à la nature. De véritables prémices à l'économie écologique.
Dans l'agriculture moderne, ni la fertilité des sols ni le travail silencieux des pollinisateurs n'apparaissent pourtant dans les prix. Ce « coût zéro » a permis l'essor d'un capitalisme d'extraction, où la nature est consommée mais jamais amortie. La fiction l'a bien pressenti : dans The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson (2020), la catastrophe climatique s'emballe après des décennies de comptabilité aveugle au coût écologique, rappelant que ce qui n'est pas chiffré finit souvent par être sacrifié.
La gratuité n'est plus qu'une façade ; sécheresses, érosion des sols, disparition des abeilles… les signaux sont désormais comptables. L'OCDE chiffre déjà à plusieurs milliards par an les pertes agricoles liées à la dégradation des écosystèmes : son rapport sur la biodiversité de 2019 estime qu'à l'échelle mondiale, ces services rendus bénévolement par la nature représentent une valeur estimée de 125 à 140 000 milliards de dollars par an, soit plus d'une fois et demie le PIB mondial.
Bien avant ces recherches, des voix naturalistes avaient déjà averti. « Alors que d'autres pensent que la Terre a fait l'Homme, c'est en fait l'Homme qui fait la Terre » : c'est par ces mots que George Perkins Marsh (L'Homme et la Nature, 1864) appelle l'humanité à préserver les écosystèmes, rappelant que l'Homme pourrait se détruire lui‑même. Aldo Leopold parle en 1949 d'une « éthique de la terre » à mettre en place, et invite l'homme à se considérer comme membre d'une communauté biotique et non simple propriétaire. Ces avertissements résonnent aujourd'hui comme des manuels de stratégie durable.
Certaines entreprises l'ont compris, à l'image de la lettre ouverte Our Nature, Our Business (2023), signée par une soixantaine de grands groupes, en faveur de la loi européenne sur la restauration de la nature. Il existe également des modules stratégiques, comme l'initiative A4S (Accounting for Sustainability), qui aide les directions financières à intégrer la valeur de la nature dans leurs décisions d'investissement. Citons également la Taskforce on Nature‑related Financial Disclosures (TNFD), qui élabore un reporting reliant bilan financier, empreinte carbone et biodiversité, afin que les investisseurs puissent évaluer le « risque nature » aussi sérieusement que le risque de crédit.
Dans l'agriculture, des fermes pilotes en Europe testent des primes de prix pour des pratiques régénératrices : agroforesterie, rotation longue, limitation des intrants. Un article paru en 2023 dans la revue Forests (Marais et al.) montre que l'intégration du capital naturel en agroforesterie améliore non seulement la résilience écologique mais aussi la rentabilité sur le long terme. Du côté de la finance, des fonds spécialisés comme Mirova ou Swen Capital Partners parient sur la préservation de la biodiversité et la réparation des dégâts causés à la nature comme vecteur de rendement durable.
Même la fiction esquisse des mécanismes concrets. Dans le roman de Robinson, une « monnaie carbone » rémunère directement la séquestration de CO₂, transformant les écosystèmes restaurés en véritables centres de profit. Ce n'est pas de la science‑fiction pure : certains marchés volontaires du carbone fonctionnent déjà sur ce principe, et des États, comme le fait le Costa Rica depuis 1997, rémunèrent depuis des années la forêt pour ses services climatiques.
Mesurer la valeur d'un sol fertile ou d'une rivière claire n'est pas simple. Les standards sont encore mouvants, les données parfois coûteuses, et les incitations publiques inégales. Mais les leviers se multiplient : réglementation européenne sur la finance durable, pressions des investisseurs ESG, innovations de traçabilité par capteurs ou satellites. Chaque avancée rapproche un peu plus la nature du centre de la stratégie d'entreprise.
La nature n'envoie pas de factures, mais elle les cumule, selon l'idée de Paul Hawken. Longtemps perçue comme un don, elle se révèle aujourd'hui comme un actif vital. Intégrer son coût n'est pas une punition, c'est une assurance de résilience pour les filières agricoles comme pour l'ensemble de l'économie. Loin de freiner la création de valeur, la reconnaissance du capital naturel ouvre un nouveau champ d'innovation : produire en comptant avec la nature, plutôt que contre elle. Comme le préconise Anaïs Voy‑Gillis, la prochaine révolution industrielle sera celle qui saura inscrire le vivant, enfin, au cœur du calcul économique.
Félix Thomas
Consultant « Tendances »
Groupe Les Temps Nouveaux