Optimiser nos décisions par la donnée : l'apport des jumeaux numériques
Optimiser nos décisions par la donnée : l'apport des jumeaux
La phrase de Graham Allison dans L'Essence de la décision (1971) reste d'actualité : « Décider sans connaître c'est choisir les yeux bandés. » Dans l'industrie d'aujourd'hui, cette réflexion prend tout son sens. Produire intelligemment et prendre les bonnes décisions nécessite une information fiable. Or, les lacunes dans les données conduisent souvent à des choix imparfaits, sous‑optimaux. La numérisation des prototypes et les jumeaux numériques offrent justement une réponse à ce défi, en réduisant les zones d'ombre et en améliorant la qualité des informations. Prenons l'exemple concret de Mercedes‑Benz : avec Siemens, ils ont développé un « Digital Energy Twin » pour leurs usines. Grâce à une abondance de données techniques captées en temps réel, les résultats parlent d'eux‑mêmes : planification accélérée, moins d'erreurs en conception, et surtout 15 à 20 % d'économies d'énergie et une baisse de moitié des émissions de CO₂ par site.
Pour bien saisir l'impact de cette technologie, il faut distinguer deux concepts. Le jumeau numérique est une copie dynamique d'un système physique, alimentée en continu par des données réelles. Il sert au suivi, à la maintenance et aux décisions en temps réel. À l'inverse, le jumeau virtuel est une modélisation statique ou anticipée, utilisée surtout en conception. Il permet de simuler des systèmes complexes sans risque, mais perd de son utilité une fois le produit lancé. Cette distinction doit beaucoup à Dassault Systèmes, qui dès les années 1980, innove avec la maquette numérique du Boeing 777, premier avion conçu entièrement en 3D. Sous la direction de Bernard Charlès depuis 1995, l'entreprise a élargi cette vision à tout le cycle de vie des produits, des villes à la santé, où l'on travaille même sur un jumeau numérique du corps humain : une révolution en cours.
L'automobile montre aussi l'utilité de ces outils. Chez Renault, la modélisation virtuelle de la future Twingo, prévue en 2026, a réduit à une dizaine le nombre de voitures détruites lors des crash tests, contre une centaine auparavant. Cette dynamique dépasse les grands groupes : en France, le jumeau numérique est au cœur du plan « France 2030 », qui accélère la double transition numérique et écologique des entreprises. L'Alliance Industrie du Futur coordonne ces efforts pour moderniser l'outil industriel et favoriser une production décarbonée, en valorisant le savoir‑faire des salariés. Dans le même temps, des start‑ups comme Duoverse, créée en 2024, imaginent des jumeaux hybrides mêlant IA et expertise humaine pour des décisions plus responsables.
Les chiffres confirment l'essor de cette technologie : le marché représentait entre 9,9 et 17,7 milliards de dollars en 2023, et devrait dépasser 110 milliards d'ici 2028, avec une croissance annuelle de plus de 33 %. Une étude de 2022 ajoute que les entreprises prévoient d'augmenter de 36 % leur usage de ces solutions, un élan soutenu par des dispositifs comme le Crédit d'Impôt Recherche et le Crédit d'Impôt Innovation, ainsi que par des projets nationaux et européens : par exemple, l'IGN, le Cerema et l'Inria collaborent pour créer un jumeau numérique de la France, en vue d'anticiper les chocs climatiques et de co‑construire les politiques publiques ; l'Agence Spatiale Européenne, de son côté, travaille avec OVHCloud sur un jumeau numérique de la Terre, observée depuis des satellites.
Derrière ces avancées, le jumeau numérique questionne notre rapport à la réalité. Gaston Bachelard nous rappelait que « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » : ces outils éclairent, mais nous poussent aussi à réfléchir à ce que nous choisissons de modéliser, et à ce que nous laissons dans l'ombre. Joseph Schumpeter, lui, voyait dans l'innovation une "destruction créatrice" née de la recombinaison des éléments existants. Les jumeaux numériques incarnent cette idée : en s'inspirant du réel pour le simuler et l'analyser, ils croisent ingénierie, organisation et imagination, ouvrant la voie à des transformations durables.
Félix Thomas
Consultant "Tendances"
Groupe Les Temps Nouveaux