Le grand retournement du monde : guerre économique et trumpisme culturel

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Que s'est‑il passé ? Quelles transformations a accompli en moins de quarante ans le « grand retournement du monde », des idéaux d'une mondialisation ouverte aux fermetures actuelles ?

Le « temps de l'ouverture » (1989‑2001) fut engagé par la chute du mur de Berlin en 1989, la fin de l'Union soviétique en 1991, la publication du livre de Francis Fukuyama («The End of History and the Last Man», Free Press, 1992), et l'adhésion de la Chine à l'OMC en 2001.

Le « temps de la fermeture » (2022‑2025) est consacré par l'invasion de l'Ukraine par la Russie (24 février 2022) et la politique de la seconde administration Trump (depuis le 20 janvier 2025), puis culmine avec la guerre commerciale actuelle.

Dépasser Trump

Si l'on entend dépasser la seule explication par la personnalité du président américain, il me semble que ce « grand retournement » est notamment imputable à deux fractures essentielles, totalement différentes par leurs histoires et leurs natures.

La première intervient sur la scène économique internationale : c'est la « Guerre des empires » (Fayard, 2010), avec la Chine contre les Etats‑Unis, pour reprendre le titre d'un ouvrage de François Lenglet. La seconde fracture est au sein des sociétés occidentales : ce que j'appelle le « trumpisme culturel », conforté par les idéaux de « fermeture ».

La guerre des empires a été accélérée par les perspectives de pénuries de ressources dans un monde fini.

La guerre des empires s'affirme pratiquement depuis le début des années 2000, de manière protéiforme (droits de douane, routes de la soie, soupçons d'ingérences des grandes entreprises…). Cette guerre a été avivée par les chocs mondiaux de ce premier quart de siècle, qui ont plaidé pour un « découplage ».

La crise financière de 2008 a encouragé la Chine à se désolidariser d'un Occident fragile ; la période Covid de 2020 a incité chacun à reprendre une maîtrise de sa souveraineté ; l'amplification des écarts de compétitivité et les rivalités sur des secteurs stratégiques (l'automobile électrique notamment) ont amplifié ces divergences ; la guerre en Ukraine a accéléré le processus de sanctions (contre la Russie).

Pénuries de ressources

Cette guerre des empires a été accélérée par les perspectives de pénuries de ressources dans un monde fini. Dès 2010, le conflit Chine‑Japon sur les terres rares a conduit Pékin à suspendre les exportations, et en 2011 l'UE publia sa première liste officielle de matières premières critiques.

L'essor des véhicules électriques intensifia la demande mondiale de lithium, puis le Covid fit prendre conscience de l'enjeu stratégique des dépendances aux ressources. En 2020 fut créée l'Alliance européenne pour les matières premières.

Quant à lui, le trumpisme culturel se déploie depuis une dizaine d'années (au sein des sociétés états‑uniennes mais également européennes), selon des ressorts très différents de ceux qui attisent la guerre des empires. Il se nourrit pour une large part du désenchantement face au « projet occidental », quand celui‑ci ne parvient pas à améliorer significativement la situation du plus grand nombre.

Fascinante mise en cause, multiforme, où la vérité compte moins, où la science est moins digne de confiance, où le pluralisme fait moins recette, où les notions d'argumentation et d'esprit critique s'effacent, où le rapport de force fait loi et où le faible est décrié.

Tentations du repli

Ce trumpisme culturel est aussi alimenté par les tentations du repli, comme l'a notamment montré David Goodhart. Désormais, 45 % des Français estiment qu'il « faut se protéger davantage du monde d'aujourd'hui » (contre 30 % en 2009), et seuls 25 % qu'il faut « s'ouvrir davantage au monde d'aujourd'hui » (33 % en 2009), selon le baromètre de la confiance politique Sciences Po - Cevipof de février 2025.

Il est enfin nourri par une réaction aux évolutions sociétales et culturelles post 2000 : diversité, droits des minorités, multiculturalisme, wokisme, déclin religieux, etc. (« Cultural Backlash : Trump, Brexit and Authoritarian Populism », Pippa Norris et Ronald Inglehart, Presses universitaires de Cambridge, 2019).

Ces deux histoires, la guerre économique et le trumpisme culturel, procèdent donc de dynamiques très différentes et relèvent de natures différentes également : la guerre économique s'entend comme une concurrence pour une hiérarchie mondiale, vise les empires adverses, procède d'une logique de puissance.

Elle est une idée ancienne : dès 1789, sous l'impulsion d'Alexander Hamilton, premier secrétaire d'Etat au Trésor, les Etats‑Unis instaurèrent des tarifs douaniers pour soutenir leur industrie naissante face à la concurrence anglaise… Le trumpisme culturel, lui, s'entend comme un combat culturel, vise les élites intellectuelles, et en partie les valeurs de progrès et celles des Lumières.

Pourtant, ces deux histoires convergent aujourd'hui comme un précipité, à mon sens à la faveur de trois similitudes essentielles qui les lient de manière structurelle. La première consiste en la crainte de modèles concurrents : la Chine, sur la scène économique internationale, et les « minorités », sur les scènes culturelles intérieures.

Fragilité face à la Chine

La deuxième similitude réside en une fragilité de soi, perçue ou réelle : risque de vulnérabilité des Etats‑Unis face à la Chine, déclassement des citoyennes et des citoyens de situations moyennes ou modestes.

La troisième similitude procède d'un espoir commun : la démondialisation, à la fois au service d'une puissance impériale retrouvée par le repli sur soi, et contre les élites occidentales promotrices des valeurs d'un monde ouvert.

Ainsi Francis Fukuyama semble loin et le rêve d'une mondialisation ouverte par le commerce international s'apparente de plus en plus à une illusion originelle de candeur ou de négligence des passions qui guident vraiment le monde. Les deux dynamiques des guerres commerciales et du trumpisme culturel sont parvenues, malgré leurs différences, à sceller un pacte d'une redoutable puissance.

François Miquet‑Marty est président du Groupe Les Temps Nouveaux et auteur de « Un ticket pour l'iceberg. Le triptyque dette incontrôlée, démocratie bloquée, société fracturée » (Editions BloomTime, 2024).

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